APPRENDRE À TUER

par Barbara Supp


Der Spiegel - 14 avril 2003


- Un bon entraînement militaire permet de surmonter une gênante inhibition
mais ne supprime pas les conséquences psychologiques -




David Grossman, 46 ans, professeur de psychologie à l'académie militaire de West Point, est expert en "killology". C'est le nom qu'il a donné à la nouvelle discipline dont il est le créateur. Son ouvrage principal a pour titre : On Killing - The Psychological Cost of Learning to Kill in War and Society (édité chez Back Bay Publishing, Boston).

Dans chaque militaire - ou presque - sommeille un pacifiste. Pendant la Seconde Guerre mondiale, seulement 15 à 20 % des soldats ont fait usage de leurs armes dans l'intention de tuer. En Corée, le pourcentage était déjà passé à 55 %. Au Viêt-Nam, 90 à 95 % des soldats ont tiré sur l'ennemi. C'est l'entraînement militaire qui a permis cette remarquable progression. Jamais, dans aucune guerre, autant de militaires n'ont tué intentionnellement que pendant la guerre du Viêt-Nam. Et jamais aucune guerre n'a laissé derrière elle autant de cas psychologiques désespérés, autant d'épaves humaines.

Pour l'armée, il est important que les recrues soient jeunes, dociles, malléables et inexpérimentées. Il y a ceux qui sont tout simplement à la recherche d'un job, n'importe quel job ou peut-être quelque chose qui ressemble à un espoir de carrière, ceux qui n'entrevoient d'autre chance que celle que leur fait miroiter le sergent recruteur. Et il y a bien sûr aussi des gens comme David Grossman, qui ont été élevés dans le milieu militaire, qui savent depuis leur plus jeune âge qu'ils endosseront l'uniforme.

[...]

On entend souvent parler de la profonde camaraderie, de la confiance totale qui existe entre soldats - un sentiment que les civils sont incapables de comprendre. Ce sentiment est réel, il s'obtient à force d'endoctrinement. La plus grande crainte au combat, les psychologues militaires le savent parfaitement, ce n'est pas d'être tué, mais de ne pas être à la hauteur, de lâcher les autres. Les membres d'un même groupe militaire sont à la fois solidaires les uns des autres et se disculpent mutuellement. Ils sont solidaires quand il s'agit de tuer et se disculpent en partageant la responsabilité qui en résulte. L'un d'eux prépare les munitions, un autre donne l'ordre de tirer, et le troisième tire. Chacun endosse une part de culpabilité. C'est pour cette raison que les soldats sont de meilleurs tueurs lorsqu'ils jouissent du soutien du groupe. Si l'un d'eux meurt, la rage de tuer n'en devient que plus violente chez les autres. Ce n'est que lorsque la moitié de leurs camarades sont morts que le moral s'en ressent.

En pleine ville de Nassiriya, des marines n'hésiteront pas à tirer sur une mère et son enfant, qu'ils suspecteront de coopérer avec les troupes de Saddam. Un père de famille en serait probablement incapable. L'entraînement extrême permet de maîtriser l'acte de tuer, il conditionne chaque instant, jusqu'au moment où le rythme cardiaque atteint 300 battements à la minute, où le cerveau se déconnecte pour faire place à l'inconscient, à l'automatisme. Ce qu'il faut faire à ce moment-là, le soldat l'a appris à l'entraînement, en tirant sur des silhouettes humaines.

Naturellement, la distance simplifie la tâche du guerrier. De toute évidence, il est plus facile de larguer des bombes depuis une altitude de plusieurs milliers de pieds, quand les positions de l'ennemi ne sont qu'un miroitement verdâtre sur l'écran de vision nocturne, quand la réalité de la guerre prend des allures de jeu vidéo. Un clic suffit, c'est amusant... Plus le soldat est proche de sa victime, plus l'effet d'inhibition augmente, et avec lui la probabilité que l'acte ne restera pas pour son auteur sans séquelles psychologiques.

Pour Grossman, la pire situation imaginable, c'est ce qu'il appelle "l'ultime brutalité", lorsque le soldat doit enfoncer sa baïonnette dans le corps de l'autre. Dans de nombreuses guerres, les baïonnettes sont restées inutilisées. Parfois, au cours de la Première Guerre mondiale, les soldats préféraient se servir d'une pelle pour abattre l'ennemi. Il est difficile d'agir quand on se reconnaît dans celui qui est en face de soi. Pendant la Seconde Guerre, 44 % des Américains se déclaraient en mesure de tuer de sang-froid un Japonais, mais seulement 6 % auraient pu tuer un Allemand. C'est pourquoi il importe de créer un fossé - culturel, moral et social - entre soi-même et celui que l'on combat. L'ennemi est un sous-homme, une vermine sournoise, un nabot aux yeux bridés...

Le problème, c'est le regard de l'adversaire, ses yeux. Si l'on met un bandeau aux gens qu'on fusille, ce n'est pas tant par pitié pour les condamnés, que pour éviter que tel ou tel membre du peloton d'exécution ne soit pris de scrupules au moment de tuer...


[Traduction : JD]


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