POURQUOI EUX ?   POURQUOI PAS NOUS ?

- Mettons-nous dans leur peau -


(écrit en 1999)


Voir aussi :  Le démembrement de la Yougoslavie



Depuis 1990, un pays a disparu de la carte de l'Europe (la RDA), trois autres ont été morcelés: Tchécoslovaquie, URSS, et Yougoslavie. La partition de la Tchécoslovaquie, voulue par les dirigeants slovaques avec le soutien actif de l'Allemagne et finalement acceptée par les Tchèques ("bon débarras !"), n'a guère suscité de résistance et a pu être surmontée sans problèmes majeurs.

Le cas de l'Union soviétique se présente de façon beaucoup plus complexe. Le processus de morcèlement, déclenché sinon prévu en haut lieu, n'a pas provoqué, à ce niveau, d'opposition notable et s'est déroulé sans ingérence extérieure, du moins dans sa première phase. Au niveau régional ou local, en revanche, les remous ont été considérables et le sont encore. Une guerre a d'abord éclaté entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan à propos des enclaves territoriales du Haut-Karabakh et de Nakhitchevan. Plus tard, la Russie s'est opposée à l'Ukraine sur le staut de la Crimée, puis à la Moldavie au sujet de la "minorité" russe de Transnistrie. Des conflits armés ont en outre éclaté lors de la tentative de sécession abkhaze en Géorgie, et dans les nouvelles républiques d'Asie centrale.

En Russie même, une guerre longue et meurtrière a secoué la Tchétchénie et de nombreux différends régionaux dans le Caucase pourraient prochainement dégénérer en conflits ouverts. La Fédération russe constituera sans aucun doute dans les années à venir un terrain de prédilection pour les affrontements armés et les interventions étrangères. Un démembrement aussi radical que celui dont est victime la Yougoslavie semble toutefois très improbable.

Yougoslavie avant 1990 :




Après 1990 :


Diviser pour régner

La Yougoslavie : pourquoi, peut-on se demander, ce pays a-t-il subi le sort que l'on sait? Pourquoi ce pays plutôt qu'un autre?... Réponse standard: la faute à Milosevic, ça ne serait certainement pas arrivé s'il n'avait pas été là. Ah oui ?...

En quoi les conditions initiales différaient-elles de celles d'autres pays, qu'ils soient "réformés" ou occidentaux ?

Plus qu'aucun autre Etat européen (URSS exceptée), la Yougoslavie était multi-ethnique, multi-linguistique, multi-religieuse. En 1990, le groupe national le plus important, celui des Serbes, ne représentait que 36 % de la population totale. On n'y parlait pas moins de six langues principales et pratiquait trois religions majeures - en mettant de côté l'athéisme, très répandu et encouragé. Contrairement à l'Union soviétique, aucun groupe, aucune langue, aucune croyance religieuse (ou absence de croyance) n'était majoritaire ou dominante.

Tentative d'explication :

  • Comme tous les autres Etats anciennement socialistes, la Yougoslavie a subi le choc économique déstabilisateur de la restauration capitaliste. Elle l'a même subi plus tôt que les pays de l'ex-bloc soviétique. L'abandon de certains principes de base s'est effectué dès les années 60-70, alors que partout ailleurs à l'Est le phénomène n'a débuté qu'après 1990 (même si l'on rencontre çà et là, en Pologne par exemple, des signes annonciateurs dès les années 80). Dans le domaine politique, en revanche, l'adoption des critères "démocratiques" occidentaux ne s'est réalisée que beaucoup plus tard, en fait parallèlement à tous les autres pays de l'Est (ce qui n'empêche pas nos médias de prétendre que la Yougoslavie est toujours une dictature; à les entendre, on pourrait croire que Belgrade est aux mains des gérontocrates du P.C. chinois, gardiens de l'idéologie politique pure et dure d'avant la contre-révolution économique).

  • Avec ou sans "réforme", les difficultés économiques avaient atteint un niveau critique en Yougoslavie vers 1990, surtout après l'intervention du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale. Elles ont grandement contribué à déstabiliser le pays.

  • L'élément unificateur majeur de ce qui était (presque) devenu la nation yougoslave résidait dans la personnalité du maréchal Tito. La disparition de celui-ci (en 1980) devait donc susciter un choc difficilement surmontable et poser d'insolubles problèmes de succession.

  • Aucune alliance internationale ne protégeait le pays, l'atout de Yougoslavie titiste étant précisément le non-alignement et l'ouverture vis-à-vis de tous les régimes. Pas d'ennemis déclarés, mais pas non plus d'amis véritables.

  • Dès 1990, la nouvelle situation mondiale a permis aux puissances étrangères de s'immiscer en toute impunité dans les affaires yougoslaves. L'Allemagne a joué un rôle majeur dans ce domaine, de même que l'Autriche et le Vatican (sécession de la Slovénie et de la Croatie). L'Italie, ancienne puissance impérialiste et coloniale, a redécouvert des "intérêts nationaux" dans ses anciens protectorats des Balkans (Albanie, Kosovo, Monténégro). La Hongrie, encore prudente, se souvient des années 1941-45 et parlera sans doute bientôt au nom de ses "compatriotes" de la Voïvodine. La Turquie, héritière des Ottomans, s'est toujours sentie proche de ses "frères" musulmans de Bosnie, d'Albanie et du Kosovo. A ces pays viennent s'ajouter tous les autres qui, comme la France, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, n'ont aucune nostalgie territoriale vis-à-vis de Belgrade mais n'en considèrent pas moins de leur "devoir" de ne pas abandonner les lieux à leurs concurrents. Dans le cas de la France, cette attitude est totalement en porte-à-faux avec la tradition historique.

  • Les dirigeants serbes, bien que n'étant pas hostiles à des changements économiques qu'ils avaient faits leurs depuis longtemps, ont refusé par contre le démembrement géographique de la Fédération dont ils se considéraient les garants. Quand sont apparus les premiers signes d'éclatement, ils s'y sont résolument opposés. Alors que les Russes, pourtant beaucoup plus dominants dans l'ex-Union soviétique que les Serbes ne l'étaient dans la Fédération yougoslave, ont très rapidement renoncé à toute idée de résistance, les responsables de Belgrade, eux, ont fait preuve de persévérance et d'obstination pour défendre l'unité de leur Etat. Ce qui a eu pour conséquence d'exaspérer les intervenants étrangers habitués à plus de docilité et de consentement de la part de leurs victimes. Les vieux ressentiments, l'inavouable racisme antiserbe profondément enraciné dans le subconscient allemand ont refait surface, se sont amplifiés, ont fini par exploser.

Bien entendu, chacun des éléments ci-dessus se retrouve, sous une forme ou sous une autre, dans n'importe quel pays d'Europe ou d'ailleurs: la Belgique ou la Suisse ne sont guère plus homogènes; la restauration du capitalisme n'a épargné aucun pays de l'Est et les difficultés économiques ne sont pas moindres en Roumanie ou en Ukraine; l'ingérence des puissances impérialistes est générale, sans elle pas de mondialisation; Fidel Castro, lui aussi, disparaîtra un jour, emportant probablement avec lui le socialisme cubain, mais Cuba restera toujours Cuba. La Chine ou la Corée du Nord resistent encore, elles aussi.

Alors, pourquoi la Yougoslavie ?... Sans doute parce que ce pays semble être le seul à réunir l'ensemble des éléments en question. C'est la conjonction de ceux-ci qui crée le mélange explosif. La personnalité du président serbe n'est peut-être pas tout à fait étrangère à l'évolution des dix dernières années, mais elle ne suffit pas à expliquer l'inexplicable. Sans Milosevic, la résistance aurait-elle disparue? C'est peu probable. En fait, la bête noire des agresseurs occidentaux a joué un rôle plutôt modéré face aux véritables nationalistes serbes. Mais même si ces derniers n'avaient pas existé, même si les hommes de Belgrade avaient été aussi serviles que ceux de Sarajevo ou de Skopje, jamais l'Allemagne n'aurait accepté de préserver l'unité yougoslave. Le pays aurait été morcelé de toute façon - mais sans guerre, sans bombardements.

Dans des conditions analogues, même la Seconde Guerre mondiale aurait pu être évitée. Il aurait suffi pour cela de céder en tout à Hitler. C'est d'ailleurs ce qu'ont fait les gouvernements occidentaux jusqu'en 1939. C'est aussi ce qu'aurait pu faire l'URSS, si au lieu de Staline, Gorbatchev avait dirigé le pays. Avec ce brave pantin de Gorbi, Adolf aurait économisé une guerre ; il aurait atteint les objectifs qu'il s'était fixés et serait mort de sa belle mort dans les années 60, respecté de tous. Et Boris l'alcolo serait devenu président du Protectorat de Grande-Moscovie...

La Yougoslavie aurait-elle pu préserver son unité s'il n'y avait pas eu d'immixtion extérieure ? Probablement, mais en fait la question n'est pas si simple, car il y a toujours et partout ingérence étrangère dans le cas d'un pays de cette taille. Le tout est de savoir si les différentes forces qui s'exercent de l'extérieur peuvent se contrebalancer et générer une stabilité durable, comme ce fut le cas de 1945 à 1990. Avec la disparition du camp socialiste et de l'équilibre des blocs, il aurait fallu que les Etats diposant de quelque influence sur la scène internationale, et surtout sur la scène européenne, fassent contrepoids à l'action de l'Allemagne dans ce domaine. Ça n'a pas été le cas, même si certaines personnalités politiques ont entrevu le problème. Les gouvernants français, en ce qui les concerne, ont totalement éludé la question. Mitterrand, quoique conscient des implications - il avait mis en garde contre les suites qu'aurait le morcèlement de l'Europe de l'Est -, a bien vite cédé aux volontés de l'Allemagne, au nom de la construction européenne.

La construction européenne est d'ailleurs devenue l'argument passe-partout qui permet de justifier tous les méfaits. Tandis qu'en Yougoslavie ou ailleurs, les tireurs de ficelles étrangers exacerbent des nationalismes locaux qui sommeillaient et encouragent le découpage à outrance de territoires devenus méconnaissables, chez eux, dans l'Union Européenne, ils prêchent une unification forcenée dont personne ne veut vraiment et qui conduit à nier l'existence de nations solidement implantées. Ils vendent les souverainetés nationales au plus offrant, en fait au plus puissant, remettent entre ses mains leur monnaie, leur économie, leur politique extérieure. Si de Gaulle pouvait voir ce que font ses successeurs, y compris ceux qui se réclament de lui, il opterait sans hésiter pour un nouveau 18 juin.


Une tragédie comme celle qui secoue la Yougoslavie depuis dix ans aurait-elle pu se produire en France ?

Posez la question, on vous répondra: "Non, pas chez nous..."  Qu'en est-il vraiment ?...

Bien sûr, réécrire l'histoire ou se lancer dans la politique-fiction ne mène à rien. Mais, d'un autre côté, la plupart des événéments de ces dix dernières années auraient paru parfaitement improbables et invraisemblables si on les avaient évoqués vers 1985.

Un pays comme la France est, de toute évidence, solidement intégré dans un système d'alliances (Union Européenne, OTAN, etc...) et ne peut plus, sauf bouleversement planétaire, faire marche arrière et jouer cavalier seul. C'est que, précisément, l'ère gaullienne est depuis longtemps révolue. La souveraineté nationale n'est plus qu'un mythe. Mais imaginons un instant qu'un raz-de-marée politique ait submergé la France, disons en 1974, à l'occasion d'élections présidentielles, ou peut-être même un peu avant. Il s'agit d'une époque que de très nombreux Français de 1999 ont vécue de façon consciente, époque déjà assez éloignée, certes, mais pas encore antédiluvienne, il y a tout juste une génération...

La gauche unie serait arrivée au pouvoir avec une majorité très confortable. Une gauche très différente de celle qui aujourd'hui usurpe ce qualificatif. Une gauche encore largement progressiste, dotée de principes et fidèle à ceux-ci, pas un ramassis d'arrivistes et de carriéristes sans scrupules. Une gauche disposant d'une forte assise populaire, socialement organisée, pas un groupe de guignols interchangeables agissant sur les conseils d'une officine de relations publiques. Une situation d'un autre âge - chaque époque a les références qu'elle mérite...

On peut objecter que 1974 n'avait plus rien de commun avec 1968, et à plus forte raison avec 1936, mais là n'est pas la question... Imaginons tout simplement ce qui aurait pu se passer... Le raz-de-marée rouge-rose n'aurait pas seulement envahi la cafétéria du Palais-Bourbon, il aurait inondé les villes et les régions, les écoles, les universités et les entreprises. Il se serait agi non pas d'une simple saute d'humeur mais d'un mouvement profond. Sinon révolutionnaire, du moins avide de changements réels, et décidé à les imposer au Parlement et à l'extérieur de celui-ci, pour redonner un sens au mot démocratie. Vu de l'an 2000, l'utopie la plus délirante...

L'intégration européenne n'étant pas encore, en 1974, un slogan médiatique transformé en immuable contrainte, et le nouveau pouvoir n'ayant pas, comme aujourd'hui, pour premier souci de violer ses promesses, son programme - car il en a un - est aussitôt appliqué. La France réaffirme son indépendance nationale et refuse de se plier aux volontés de Bruxelles, de Bonn ou de Washington. Une onde de choc sans précédent ébranle le monde occidental. C'est tout à la fois de Gaulle quittant l'OTAN en 1966, Allende et son Unidad Popular chilienne, et les oeillets rouges du Portugal. Très vite on nationalise l'économie, on amorce des réformes sociales d'envergure, on abolit les privilèges les plus criants, le tout partant à la fois de la base et du sommet. On apporte la preuve que les élections ne sont pas une fin en soi mais un moyen pour réaliser des objectifs.

A l'étranger, on est "extrêmement inquiet" de la tournure que prennent les événements - comme on l'était à Coblence vers 1790. On craint que la France ne coupe les innombrables ponts qui relient son économie au monde extérieur - pourtant les capitaux étrangers ne sont pas affectés par la vague de nationalisations. On redoute que des pays comme la Belgique, l'Italie ou même l'Espagne (l'Espagne !) ne suivent l'exemple français. Le Portugal a déjà basculé.

Et en France, quelles sont les réactions ? Très partagées, on s'en doute. D'un côté, une agitation permanente, des manifestations de rues quotidiennes, des grèves, des entreprises dont les patrons refusent l'application des accords syndicaux occupées par leur personnel, puis purement et simplement étatisées, le contrôle des changes renforcé, à la tête la Banque de France, suprême horreur, un communiste; de l'autre côté, on commence à faire ses valises, on parle de prendre le maquis, on organise le sabotage. Phase critique...

Le pouvoir, le vrai, n'a jamais résidé à l'Elysée mais plutôt dans les bureaux feutrés des conseils d'administration des banques et des grandes entreprises. Attaquer à ce niveau équivaut à une déclaration de guerre. Personne ne s'y méprend, la menace est grave, rien à voir avec 68. Le gouvernement prend son rôle au sérieux, il gouverne au lieu de se faire l'exécutant des lobbies du grand capital. Comme il doit bien pour cela s'appuyer sur quelqu'un, il s'appuie sur les syndicats, sur les organisations d'agriculteurs, sur les groupements de consommateurs, sur les intellectuels et le monde de la culture, sur la rue.

L'expérience est nouvelle, elle semble réussir. Le "nouveau régime" tient bon, s'impose, convainc. Des élections partielles, puis des municipales confirment le changement. Les manœuvres politiques tentées dans la coulisse échouent l'une après l'autre. On accuse Moscou de tirer les ficelles, mais comme personne n'avale cette affirmation stupide, on finit par y renoncer. Le temps passe. Les battus de l'intérieur et de l'extérieur s'impatientent, s'énervent. La presse française, au moins aussi libre qu'avant, échappe pourtant à leur contrôle. Petit à petit ils se rendent à l'évidence: les choses étant ce qu'elles sont, la "France rouge" risque de s'éterniser. Pour mettre fin au "cauchemar", ils joueront la carte des minorités régionales.

La gauche avait promis aux Corses, Bretons, Basques. Catalans, Alsaciens, etc. une véritable régionalisation, des parlements locaux dotés de pouvoirs étendus. Six mois plus tard, il ne s'est toujours rien passé. Paris évoque des difficultés imprévues, on ne peut tout faire à la fois. En fait, à l'Elysée, à Matignon et à l'Assemblée nationale, les réticences sont grandes. Décentraliser la gestion du pays, d'accord; mais donner à telle ou telle région plus de droits qu'à telle autre, c'est aller trop loin. La République est une et indivisible. Nation et République, cela revient du pareil au même. Personne n'empêche les gens qui en ont envie, de parler leur patois ou de pratiquer leur folklore, mais admettre des langues régionales à côté du français, non. La langue commune et unique parlée d'un bout à l'autre du pays a été une conquête révolutionnaire de 1789, il ne faut pas l'oublier.

A Ajaccio, Brest, Bayonne, Perpignan ou Strasbourg, on est loin de partager ce sentiment, même si la majorité de la population est indifférente à ce genre de querelles. La plupart des habitants de Corse, de Bretagne, d'Alsace, du Pays basque ou du Roussillon ne parlent pas les langues régionales. Le brassage des populations est un fait permanent en France; sans mobilité professionnelle pas d'avenir.

Peu importe, un peu partout dans les régions périphériques, des organisations autonomistes - voire indépendantistes - se créent. Là où elles existaient déjà, elles redoublent d'activité, disposent soudain de fonds et de moyens sans rapport avec leur poids réel. Le FNLC, le FLB, l'UPA-EVU, l'ETA-Nord reçoivent de l'extérieur un soutien logistique qui leur permet d'accentuer leur pression sur Paris. On déplore des attentats. Armée, gendarmerie, services préfectoraux, fonctionnaires de l'Etat sont les premiers visés, et réagissent en conséquence: par la répression. L'opposition dite nationale et la presse étrangère sont outrées. Le jacobinisme est mis au pilori. Mais c'est en fait moins son côté centraliste qu'on lui reproche, que son aspect "révolutionnaire".

Des hommes politiques de droite, jusqu'alors adversaires de toute décentralisation, se découvrent une âme de défenseurs des "petits peuples". Ils n'hésitent pas à invoquer le droit à l'autodétermination. A l'étranger, le gouvernement de Rome se déclare prêt à reconnaître la République corse si celle-ci venait à être proclamée, et apporte son appui "moral" aux dissidents niçois. Londres soutient la lutte des Bretons pour la liberté - mais continue de combattre l'IRA et d'ignorer les revendications des séparatistes écossais. Bonn exige que l'allemand soit reconnu comme langue à part entière dans les écoles alsaciennes. La Haye et Bruxelles revendiquent l'introduction du bilinguisme dans les territoires d'expression flamande du Nord de la France. De façon quasi-officielle, les indépendantistes catalans et basques d'Espagne étendent leur rayon d'action aux zones administrées par la France. Madrid se régale et soutient secrètement les rebelles; quand l'affaire française sera réglée, on reprendra les choses en main. En attendant, il n'y a pratiquement plus de contrôle frontalier entre les deux pays.

L'épiscopat français est inquiet. Il déplore les progrès de l'athéisme et la "complicité" de certains prêtres vis-à-vis des autorités gouvernementales. L'Abbé Pierre, ministre des affaires sociales, est à deux doigts de l'excommunication. La dissidence en Bretagne est tenue pour légitime, mais d'autres régions, où l'influence traditionnelle est tout aussi forte, ne sont pas moins hostiles au nouveau gouvernement. Si la Bretagne obtient son indépendance, les fidèles de Vendée exigeront que leur province en fasse partie.

Peu à peu, la situation s'envenime, devient ingérable. La presse européenne réserve désormais le titre de "Français" à ceux qui ne se réclament pas d'une minorité ethnique. On assiste à des départs de plus en plus nombreux de "Français" des régions touchées, ce qui n'est pas sans créer des problèmes dans les zones d'accueil. Dans les territoires atteints par le virus de la sécession, les habitants sont sommés de prendre position. Des slogans apparaissent: "Je ne suis pas du Nord de la France, je suis du Sud de la Flandre", "Tu parles catalan ou tu fous le camp", "Basque, n'achète rien chez les Français". D'autres n'ont rien de nouveau: "Bretagne libre", "La Corse aux Corses", "Dehors l'occupant". Une nouvelle comptine fait son apparition dans les cours d'écoles de province: "Rouge, blanc, bleu - tous les Français sont des merdeux". A Lorient, un automobiliste est poignardé pour avoir préféré le F au BZH, à Bastia, des instituteurs du continent sont pris en otages. A Colmar, un couple "binational" (elle alsacienne, lui lyonnais) meurt dans l'incendie de sa maison; motif: "trahison".

Tous les "Français" ne prennent pas le chemin de l'exode. Certains tentent de s'adapter à la nouvelle situation, se découvrent du sang breton ou basque dans les veines, décident d'apprendre la langue, affirment avoir toujours été contre le carcan parisien. D'autres s'organisent en milices. L'extrême droite, déjà expérimentée en la matière, recueille bon nombre de "patriotes". Elle est très active, tant contre les rebelles que contre les "vrais étrangers", c'est-à-dire les "non-Blancs" (Français d'origine maghrébine ou antillaise, immigrés arabes, turcs ou africains), lesquels se trouvent pris entre deux feux, aussi souvent victimes des milices que des séparatistes.

Il existe aussi des groupes d'auto-défense de gauche, antifascistes et antisécessionistes. Mais au fur et à mesure que la situation se dégrade, les clivages politiques s'estompent. On est pour l'unité nationale de la France, ou on est contre. Paris est loin, de plus en plus loin. On se sent incompris, lâché par le gouvernement central, alors même que l'ennemi est de plus en plus ouvertement soutenu par l'étranger. Mais l'Elysée n'est pas seul à mal interpréter les événèments sur le terrain. L'opposition de droite fait preuve d'inconséquence: après avoir déclenché la sécession, elle fait mine de se rapprocher de la gauche au pouvoir, elle prépare déjà l'avenir et son retour à Paris.

En province, c'est bientôt la guerre ouverte. L'armée française et les brigades armées se défendent âprement. A l'étranger, on parle de massacres, de viols, d'exactions; à Paris, de légitime défense contre le terrorisme. Les livraisons d'armes et de matériel aux groupes insurgés atteignent un niveau inégalé. La marine ne contrôle plus de vastes portions du littoral. Trois ans après la victoire électorale de la gauche, la Corse et la Bretagne proclament leur indépendance et sont aussitôt reconnues par les pays de la Communauté Européenne puis par les Etats-Unis. 500.000 réfugiés (les Corses disent "rapatriés") quittent la soi-disant Ile de Beauté. C'est le plus grand exode de masse depuis la fin de la guerre d'Algérie. Dans une interview, un ministre parisien se résigne : "Ajaccio a toujours été un cas spécial. D'ailleurs, prenez les cartes de France, une fois sur deux la Corse n'y figure pas. Alors, laissons ces gens se débrouiller tous seuls." Les Corses du continent sont assez peu nombreux à regagner leur île. Personne ne les y oblige. D'ailleurs, bien souvent leurs voisins ignorent même qu'ils sont corses. On s'étonne: "Méridional, oui je savais, mais corse, non, je n'étais pas au courant... Est-ce que ça a une importance ?"

En Bretagne, le problème est plus complexe. Les non-Bretons se sentent tout à fait chez eux, et ils sont très nombreux à le dire. La résistance s'amplifie. Des cantons entiers refusent d'être détachés de la France. Les combats font rage. L'armée bretonne n'est plus le groupuscule clandestin de ses débuts. Très bien équipée et motivée, soutenue par ses "frères celtiques" d'Irlande, elle fait des ravages dans les rangs français. Elle se "distinguera" plus tard dans la "reconquête" des Côtes-d'Armor, au cours de laquelle la RAF britannique bombardera Saint-Malo ("un repère de criminels de guerre français") et détruira le barrage de la Rance ("site militaire de la dictature parisienne").

A Paris, si la situation reste calme, les retombées n'en sont pas moins fatales. On enterre petit à petit le programme économique et social, mais contrairement aux Etats sécessionistes, on ne se lance pas dans la reprivatisation. La question militaire devient prioritaire. La Corse est vite oubliée; en revanche, le maintien de la Bretagne dans le giron de la République reste primordial. Le Pays basque et le Roussillon, bien qu'invivables, sont moins menacés, car on hésite encore, à l'étranger, à reconnaître leur indépendance, trop lourde de conséquences pour le voisin espagnol. Quant aux DOM-TOM, personne ne peut dire exactement ce qui s'y passe. On sait que la marine canadienne a investi Saint-Pierre-et-Miquelon - où vivent des descendants de Basques, de Bretons et de Poitevins - et que l'ONU a "donné mandat aux Etats-Unis de débarquer en Guadeloupe et en Martinique afin d'y organiser des élections libres", mais pour ce qui est de la Réunion, de Mayotte ou de la Polynésie, on navigue dans le flou.

L'OTAN, dont la France ne fait plus partie, n'intervient pas ouvertement dans le conflit, par crainte d'une réaction soviétique. Si l'URSS n'a jamais vraiment compris les événements français - ce bouleversement politique contrarie ses plans stratégiques -, elle n'en constitue pas moins un garde-fou à l'abri duquel l'Elysée peut se retrancher pour poursuivre son action. Bien entendu, on se demande fréquemment à Paris comment on a pu en arriver là, mais on estime ne pas avoir le choix: capituler maintenant serait trahir. L'homme de la rue ne saisit pas très bien la raison de l'acharnement antifrançais qui secoue l'Europe depuis des années. La France ne fait que se défendre, n'importe quel autre pays ferait la même chose.

A Londres, à Amsterdam, à Francfort et ailleurs, on dénonce chaque jour davantage la barbarie de la dictature française, l'apartheid et le génocide dont sont victimes les petites nations. Des experts internationaux expliquent au public que la France est un amalgame artificiel fondé sur la violence, une prison des peuples, un pays qui s'est placé lui-même au ban de l'humanité, indigne d'exister plus longtemps sous cette forme. Contrairement à tous ses voisins, Paris n'a jamais accepté de concéder la moindre autonomie aux ethnies opprimées. Alors que partout ailleurs - en Allemagne, au Royaume-Uni, en Suisse, en Belgique, aux Etats-Unis, au Canada. etc... - le fédéralisme s'est imposé, les Français, eux, vivent encore au siècle de l'absolutisme centralisateur. Mais les peuples en ont assez; ils se soulèvent avec l'aide de la communauté internationale. Et ce n'est qu'un début...

Passons sur le reste: traité de Fort-Lauderdale sur le partage du Pays niçois, mission de paix de l'OTAN en Alsace-Lorraine, frappes aériennes sur Paris, Rouen, Tours et Marseille pour mettre fin au drame occitan, etc...

Avant :




Après :


etc. etc...

Un scénario abracadabrant - tout comme l'aurait été, avec vingt ans d'avance, une description de la tragique décennie yougoslave. Serbes, Croates, Bosniaques, Albanais vivaient alors en paix; pourquoi se seraient-ils entre-tués ? Pourquoi des pays civilisés d'Europe et d'Amérique seraient-ils venus mettre le feu aux poudres. Idée absurde - il y a vingt ans...


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